XIXe siècle
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Quêtes entravées d’un objet d’amour fuyant, déni du statut sacré attribué au poète, refus de la modernité sociale: à différents niveaux, l’expérience du deuil traverse et oriente la démarche littéraire de Gérard de Nerval. Une poétique du deuil à l’âge romantique expose comment thèmes et formes de l’œuvre répondent à la question centrale de la finitude. Hanté par une perte indéfinie, l’écrivain procède par deux voies apparemment opposées: la première, fondée sur le langage poétique, entend compenser la privation éprouvée en donnant figure – dans le discours versifié – à un subtil jeu d’inflexions vocales; la seconde en revanche se déploie à travers les récits et les nouvelles qui, tout en faisant état de pertes symboliquement irréductibles, sont appelés à conférer une forme poétique plus libre à la prose. Associant lecture thématique, approche psychocritique et poétique historique, Dagmar Wieser montre comment l’œuvre nervalienne devient l’expression fertile d’un conflit d’intentions. C’est la dialectique entre l’aveu et le déni d’un deuil subi dès l’enfance qui octroie au processus de la création tout son dynamisme.
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À l’occasion de son bicentenaire, la chambre de commerce et d’industrie de Paris a constitué une équipe de spécialistes, huit historiens de l’économie et deux historiens du droit, pour écrire son histoire des origines à nos jours.
L’ouvrage collectif qui en résulte présente huit chapitres. Le premier examine les raisons de l’absence d’une chambre à Paris au XVIIIe siècle et celles de son " oubli " lors des créations de 1802. Les trois suivants mettent en évidence comment, une fois créée, la chambre de la capitale d’un pays déjà centralisé a joué immédiatement un rôle important et croissant tout au long du XIXe siècle, aussi bien dans les débats économiques généraux que dans le développement de Paris et de sa région. Les quatre derniers chapitres montrent comment elle s’est adaptée à la montée de l’interventionnisme de l’Etat et à l’émergence des confédérations patronales et a inscrit son action, multiple, dans un XXe siècle marqué par les conflits mondiaux, la grande crise, puis l’ouverture européenne et mondiale.
À la croisée de l’économie, de la politique et du droit, l’étude permet d’évaluer une institution prestigieuse quoique méconnue et de revisiter à travers elle un pan de l’histoire de France.
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Les frères Goncourt furent des collectionneurs éclairés de l’art français du XVIIIe siècle et des japonisants fervents. Leur œuvre littéraire gagne à être interprétée à la lumière de leur collection. Dominique Pety examine d’emblée le contexte historique dans lequel la collection se définit au XIXe siècle: au cœur d’un conflit de valeurs, tiraillée entre la richesse et la stérilité de l’ancien, elle révèle l’appréhension d’une époque confrontée à la difficulté de renouveler ses codes artistiques. Les Goncourt entendent conjurer cette angoisse en érigeant la collection, telle qu’elle se déploie dans leur maison-musée, en œuvre d’art supérieure. La bibliophilie qu’ils y cultivent relève de la même démarche. Le livre est une pièce de collection, la bibliothèque un espace essentiel du musée, et la description prolonge dans l’écriture les mécanismes de la collection.
C’est toute l’œuvre des Goncourt qui se révèle finalement tributaire de l’esprit de collection et, à travers eux, l’esthétique réaliste et naturaliste: comme l’histoire, compilation de documents, le roman se mue en collecte d’observations. Mieux, par «l’écriture artiste», le style procède à la mise en forme des données recueillies. Ainsi le formalisme esthétique, caractéristique de l’art du second XIXe siècle, renvoie-t-il au modèle de la collection conçue non plus comme une accumulation, mais comme la composition d’un ensemble unifié, sous l’égide de l’art et selon la règle d’un sujet.
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De tout temps, le nationalisme roumain s’est nourri de références aux traditions paysannes. Le phénomène a été communément expliqué par l’implantation de fortes minorités sur le territoire national. Lorsque les provinces roumaines sont regroupées dans un même Etat en 1921, les minorités nationales représentent en effet 28, 1% de la population totale et 41, 4% de la population urbaine. Après la seconde guerre mondiale, le territoire roumain est ramené à de plus modestes proportions, mais une forte minorité magyare reste néanmoins implantée en Transylvanie. Une clé de lecture semble ainsi se dégager du fait que les autorités poursuivent un objectif d’homogénéisation culturelle, la référence aux valeurs paysannes leur permettant de stigmatiser les minorités implantées dans les villes. L’étude de la mobilisation identitaire antérieure à l’unification du territoire roumain révèle pourtant les limites d’un telle approche : l’enchevêtrement des thématiques nationale et paysanne est observable sans que le statut des minorités n’y fasse encore l’objet d’un questionnement systématique. Elles évoluent dans deux environnements distincts : la Moldavie et la Valachie sont insérées dans l’empire ottoman, tandis que la Transylvanie est partie intégrante de l’empire Habsbourg. Dans chacun des cas, les populations roumaines sont soumises à une tutelle extérieure, tout comme elles sont formées en majorité de paysans. Ainsi deux axes de recherche se dégagent-ils : il convient d’abord de confronter la situation interne à la position externe de la collectivité étudiée, ensuite d’examiner les relations établies entre le sommet de la hiérarchie sociale et sa base paysanne. En croisant ces deux axes, Antoine Roger vise à comparer les différentes occurrences du nationalisme roumain et à en dégager des principes de variation.
Antoine Roger est maître de conférences en science politique à l’Institut d’études politique de Bordeaux. Ses recherches portent sur les comportements politiques en Europe centrale et orientale. Parmi ses publications récentes figurent Les grandes théories du nationalisme (Paris, Armand Colin, Collection " Thema - science politique ", 2001) et Fascistes, communistes et paysans : sociologie des mobilisations identitaires roumaines (1921-1989) (Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2002)
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La valeur de l’État et la signification de l’individu constitue le premier ouvrage de philosophie politique de Carl Schmitt (1888- 1985), dans lequel l’État émerge comme une problématique centrale. Cet essai, paru en 1914, s’insère dans un débat, relatif au fondement du droit, au statut de l’État et à la relation que ces deux entités devraient entretenir. L’argumentation de Schmitt tend à rejeter simultanément les doctrines juridiques positivistes, les théories qui précipitent la fin de la souveraineté étatique et toutes les thèses à caractère individualiste. Avant même d’être politiques, les objections de Carl Schmitt sont de nature méthodologique. La prééminence du droit sur l’État, ainsi que la primauté de la sphère étatique sur l’individu constituent les « résultats » les plus saillants de l’ensemble de ses développements. Dans l’évolution de la pensée politique de Carl Schmitt, La valeur de l’État et la signification de l’individu forme une étape intermédiaire entre les traditions kantienne et kelsenienne de l’État de droit, desquelles Schmitt ne s’est pas encore émancipé, et un certain étatisme, qui s’affirmera dans le concept d’État total, à partir de 1930. Cette œuvre précoce, inédite en français, prépare la voie à une revalorisation radicale de l’État, dont Schmitt tente ici de démontrer la valeur.
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Dans la littérature, le secret engendre paradoxalement un spectacle. Il se révèle en effet être un ressort dramatique d’une efficacité remarquable. Mieux encore, certains romans, pour masquer une vérité, s’adossent avec constance au motif du jeu théâtral, quand ils ne recourent pas aux procédés formels distinctifs du théâtre.
A partir d’une œuvre dramatique, celle de Marivaux, Arielle Meyer décrit le modèle de fonctionnement du secret pour déterminer ce qui l’arrime au spectaculaire. Elle apprécie ensuite la manière dont ce modèle est transposé dans un ensemble d’ouvrages romanesques du XIXe siècle ; elle identifie et compare les incidences formelles qu’occasionne dans le récit le traitement variable d’un thème commun : Mademoiselle de Maupin, Les Diaboliques, mais aussi Armance et Les Rougon-Macquart, autant de textes bâtis sur l’histoire d’un personnage dont le secret est suspendu au désir et à la sexualité.
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En octobre 1804, Joseph Rey, étudiant pauvre, autodidacte, ami de Stendhal et "pour toujours acquis à la grande cause de notre admirable révolution", écrit à Destutt de Tracy. Celui-ci est sénateur, membre de l’Institut, mais surtout le chef de file, avec Cabanis, des Idéologues, ces philosophes héritiers des Lumières qui, quelques années auparavant, étaient les penseurs quasi-officiels du Directoire et les éclaireurs des espérances de la République. Bientôt suivie de nombreuses visites, cette première lettre est à l’origine d’une longue et riche amitié, jalonnée d’une correspondance qui s’étale sur les dix années de l’Empire. Les lettres de Destutt de Tracy à Joseph Rey ne constituent pas une correspondance philosophique, comme l’est par exemple celle échangée à la même époque avec Maine de Biran. En revanche, elles représentent une source importante pour la connaissance de la vie, de la personnalité et de l’itinéraire intellectuel de l’auteur des Eléments d’idéologie et du Commentaire sur l’Esprit des lois de Montesquieu. Au delà des considérations sur la vie quotidienne, au delà des interventions de Destutt de Tracy pour favoriser la carrière de magistrat de son jeune protégé, elles apportent un éclairage mal connu sur la façon dont le philosophe a vécu le régime de liberté très surveillée de l’Empire, sur la difficulté qu’il eut à poursuivre son œuvre dans un tel contexte historique ainsi que sur la véritable dépression qui le frappa entre 1807 et 1811.